1er mai 1947 : Portella della Ginestra, 11 morts

Voir "antimafia", "Libera" dans le Petit dictionnaire énervé de la mafia

Niccolo Mignemi

 Afin de commémorer cette date, nous publions à nouveau

L’héritage de Placido Rizzotto : les luttes pour la « roba »

Niccolò Mignemi

Docteur en histoire, ami du Centre Impastato et militant de Libera (voir Libération « Saisonniers : l’Europe des exploités agricoles ») et « La réutilisation à des fins sociales des biens mal acquis en Italie : de l’informel mafieux au formel citoyen«  avec Fabrice RIZZOLI, docteur en sciences politiques.

Le deuil a enfin commencé

Voir "antimafia", "Libera" dans le Petit dictionnaire énervé de la mafiaJeudi 24 mai 2012, soixante-quatre ans après sa mort, les funérailles de Placido Rizzotto ont finalement eu lieu. Placido est un syndicaliste tué par la mafia le 10 mars 1948, en raison de son engagement aux côtés des paysans pauvres luttant pour obtenir le droit de travailler la terre.

Pour lui rendre officiellement hommage, le président de la République et les représentants du gouvernement, de la politique et des syndicats se sont rendus dans sa ville natale de Corleone, universellement connue en tant que capitale de la mafia, mais aussi comme un haut lieu de l‘antimafia. Assassiné, le corps de Rizzotto avait été jeté dans une crevasse parmi d’autres cadavres d’hommes et d’animaux. Déjà en 1948, le capitaine des carabiniers Carlo Alberto Dalla Chiesa dont nous commémorons l’assassinat par la mafia en 1982 en tant que préfet de Palerme – avait localisé le lieu de la « sépulture », mais les analyses de l’ADN n’ont permis que récemment l’identification du corps.

Voir "antimafia", "Libera" dans le Petit dictionnaire énervé de la mafiaDans les années soixante, Danilo Dolci avait publié le récit de son père dans Gaspillage. Plusieurs livres racontaient sa vie et depuis 2000, un film de homonyme de Pasquale Scimeca popularise un peu cette figure du syndicaliste et dont mafias.fr a déjà fait la promotion cf.Antimafia à Paris : le 22 mai hommage à Giovanni Falcone et Le cinéma antimafia arrive à Paris). A chaque fois, l’engagement politique à côté des faibles, payé de sa vie, et l’injustice de l’acquittement des responsables du meurtre par manque de preuve deumeure au centre des récits. Mais sa vie est exemplaire pour bien d’autres raisons

Une vie exemplaire

Fils de paysan, après l’armistice de septembre 1943, Placido Rizzotto intègre la Résistance au sein des brigades garibaldiennes dans le nord-est du pays. Revenu en Sicile à la fin de la guerre, il milite au Parti Socialiste. En tant que secrétaire du syndicat local, il est à la tête des paysans qui occupent les latifundia, qui revendiquent une réforme agraire, ainsi que meilleures conditions de vie et de travail, en opposition aux grands propriétaires et à leurs contremaîtres. Il lutte donc contre la mafia dans un moment historique où celle-ci devient le bras armé des forces conservatrices en premier lieu les, propriétaires terriers. Or, lutter contre la mafia en 1948 n’est pas simple. D’après les notables et l’église, la mafia n’est qu’une « invention des communistes », alors qu’une bourgeoisie mafieuse puissante règne sur la transition de l’après-guerre. Pensez que le jeune berger qui avait assisté par hasard à l’assassinat de Placido Rizzotto sera lui aussi assassiné par Michele Navarra, médecin et chef mafieux local.

La vie de Rizzotto est donc symbole d’émancipation individuelle et humaine qui devient expérience de libération sociale par le biais de l’engagement politique dans les luttes du mouvement paysan. Il n’est, en fait, qu’un des trente-six (36!) syndicalistes tombés sous les coups de la mafia en Sicile dans l’immédiat après-guerre, plus précisément entre juin 1945 et le 18 avril 1948, date des premières élections législatives, largement remportées par la Démocratie chrétienne. La géographie, la temporalité de ces meurtres ainsi que les cibles choisis ne sont pas fortuites. Au contraire, les 36 assassinats de syndicalistes sont le fruit d’une stratégie de violence programmée, destinée à briser la mobilisation des paysans pauvres qui aspirent à mettre fin à un système séculaire de pouvoir et d’exploitation.

D’ailleurs, moins d’une année plus tôt, le 1er mais 1947, avait eu lieu le massacre de Portella della Ginestra, dont les responsabilités n’ont jamais vraiment été éclairées et qui reste encore aujourd’hui un des « grands mystères » de l’histoire italienne. Réunis dans un lieu traditionnel du socialisme sicilien, les paysans fêtaient les occupations des latifundia et la récente victoire de la coalition des partis de gauche aux élections régionales siciliennes du 20 avril 1947, quand les hommes de la bande de Salvatore Giuliano aux mains de la mafia et avec au moins l’appui d’éléments conservateurs, leur tiraient dessous, tuant onze personnes, pour la plupart femmes et des enfants.

Le président de la République a aussi rendu hommage à ces victimes après les funérailles de Rizzotto en visitant au mémorial construit sur le lieu du massacre. Mais cette mémoire partagée ne ressoude pas tous les problèmes.

Une vie riche d’enseignement présent

Voir "antimafia", "Libera" dans le Petit dictionnaire énervé de la mafiaEn Italie, comme ailleurs peut-être, on adore commémorer les martyrs. Leur sacrifice nous rassure davantage que la complexité des témoignages inscrits dans leurs parcours de vie. Si le rituel officiel a une valeur indiscutable, il faudrait aussi prendre en compte ce que les expériences du passé pourraient enseigner au présent. L’histoire de ces hommes, leur engagement dans les luttes du mouvement paysan nous parle d’une lutte acharnée contre la mafia : un engagement concret et quotidien autant fondé sur des principes qu’un attaque frontale au système de pouvoir et aux intérêts matériels qui l’alimentent. C’est d’abord la manifestation d’une volonté et d’une action directe pour se réapproprier de la roba – c’est-à-dire des patrimoines, selon l’expression de Giovanni Verga – soustraite à la collectivité et destinée à l’enrichissement privé des mafieux.

Aujourd’hui, dans la lutte contre la criminalité organisée, cet enjeu demeure central, mais il faut dûment le doter des instruments nécessaires à garantir son efficacité. Certaines personnalités – je pense notamment au ministre de l’intérieur Cancellieri – en plus d’être présent dans ces occasions, devraient, dans ces actes, respecter la mémoire de Rizzotto et celle des victimes de Portella. Madame la Ministre pourrait par exemple reconsidérer sa proposition de vendre les biens confisqués aux mafieux (cf. La confiscation : enjeu politique majeur). On ne parle pas ici des biens meubles (voitures de luxes et autres yacht) qui sont revendus car ils sont trop chers à entretenir et n’ont pas de portée sociale). Nous parlons ici des immeubles tels que les terrains agricoles ou les villas de boss, qui constituent une source potentielle de revenus. (cf.L’arme qui peut tuer la mafia : la réutilisation des biens confisqués)

Il y a 82.000 biens confisqués et tous ne sont pas réutilisés, loin de là. Mais les vendre reviendrait à les remettre dans les mains de la bourgeoisie mafieuse. Il serait, encore une fois, la réaffirmation de l’ancien principe de socialisation des pertes et de privatisation des profits.

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Cooperative Placido Rizzotto

Refuser de vendre les biens immobiliers confisqués à la mafia n’est pas une position idéologique contre ce qui ressemble à du pragmatisme d’experts. Il s’agit davantage de la reconnaissance d’un principe de justice et de dédommagement qui aujourd’hui ne peut pas s’incarner autrement que par la réutilisation à des fins sociales.

Comme l’expérience des coopératives du projet Libera Terra le démontre, la confiscation et la redistribution sociale de ces patrimoines ne sont pas simplement un acte pour réaffirmer la souveraineté de l’État, là où elle a été écornée. Redonner ces biens à l’intérêt général constitue avec force une occasion de croissance économique pour ces territoires, fondée sur un projet « autre », inspiré aux principes de l’économie sociale et solidaire (en photo à gauche).

PS : Tous les mots en gras sont dans le Petit Dictionnaire Enervé de la mafia

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